IA : le court-circuit des rêves de carrière en programmation

Comment la génération la plus formée de l’histoire de l'informatique se retrouve éjectée du circuit avant même d’y entrer. Entre données inédites et témoignages, plongée dans la grande panne des carrières tech.

IA : le court-circuit des rêves de carrière en programmation
© Posthumain

Le coding-equals-prosperity (le principe que « savoir coder = carrière dorée ») est mort. En cette rentrée 2025, la filière informatique – jadis passeport vers un Eldorado professionnel – ressemble de plus en plus à un miroir aux alouettes pour toute une génération de codeurs, à en croire les retours de nombreux jeunes. Les chiffres confirment la douche froide : les nouveaux diplômés en informatique (niveau bachelor, 22-27 ans) subissent un taux de chômage inédit de 6,1% à 7,5%, soit plus du double de celui de leurs camarades en biologie ou même en histoire de l’art.

Ironie du sort, ces experts du code se retrouvent plus souvent au chômage que des diplômés en littérature ou en journalisme (contrairement aux croyances). Et pour ceux qui travaillent, c’est souvent en sous-emploi : beaucoup végètent dans des jobs alimentaires n’exigeant pas leur diplôme, histoire de payer les factures en attendant mieux. Le rêve de la tech serait-il devenu un gigantesque traquenard ?

L’eldorado du code engorgé par une armée de codeurs

Les facs et écoles ont alimenté la hype du code pendant des années, formant des bataillons de développeurs à tour de bras. Résultat : explosion du nombre de diplômés en informatique, face à un marché saturé. Aux États-Unis, le nombre d’étudiants en filière informatique, selon le département de l'enseignement, a bondi de 40% en cinq ans (plus de 600 000 étudiants en 2023), et le volume de diplômes annuels a plus que doublé en une décennie.

Ce boom des aspirants codeurs contraste avec un effondrement des débouchés juniors dans la tech. Les offres d’emploi de développeurs (notamment juniors) ont chuté d’environ 30 à 36% par rapport à l’ère pré-pandémie. Le calcul est vite fait : beaucoup d’appelés, très peu d’élus.

L’évolution du nombre de diplômés en informatique vs. les postes juniors ouverts (indices 2019=100). Ces dernières années, le vivier de jeunes codeurs a continué de grossir alors que les opportunités d’emplois entry-level se sont contractées drastiquement. © Posthumain

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Ce déséquilibre est d’autant plus flagrant chez les géants du secteur. Avant la pandémie, environ 15% des recrutements dans les Big Tech étaient des nouveaux diplômés ; aujourd’hui ce chiffre plafonne à 7%. En clair, les Google, Meta, Amazon & co n’embauchent presque plus de jeunes sortis d’école. Selon le cabinet VC SignalFire, l’embauche de juniors par les 15 plus grandes entreprises tech a chuté de plus de 50% depuis 2019.

Même son de cloche côté start-ups : longtemps refuges pour les recalés de Google ou Microsoft, les jeunes pousses réduisent aussi la voilure – les nouveaux diplômés ne représentent plus que 6% de leurs effectifs. Le coup de grâce : l’âge moyen des recrutés tech a augmenté de 3 ans en deux ans. Les juniors sont évincés par des seniors expérimentés, que les entreprises préfèrent exploiter à fond plutôt que de former la relève.

Cette situation absurde a un nom : le paradoxe de l’expérience”, où des postes annoncés « débutant » sont finalement pourvus par des candidats seniors. Il faut déjà de l’expérience pour obtenir un job censé en donner… La boucle est bouclée.

« On a surproduit des diplômes sans réformer un pipeline de recrutement devenu ultra-verrouillé et exploiteur. Les postes juniors s’évaporent, les stages non-payés pullulent, et les boîtes délocalisent ou automatisent les jobs mêmes pour lesquels ces jeunes se sont formés. » – Bryan Driscoll, consultant RH, pour Newsweek

L’IA : fausse promesse d’abondance et vraie coupeuse de têtes

Cette crise des vocations tech a un goût de paradoxe : jamais l’informatique n’a été aussi importante (“Software is eating the world”, disait-on) et l’IA générative promet une révolution technologique. La demande en puissance de calcul (compute), en data scientists, en ingénieurs machine learning explose. Pourtant, sur le terrain, la fête est finie pour la majorité des codeurs. Lean is in : dans la Silicon Valley post-2023 (et depuis peu également en Europe), on fait mieux (ou du moins plus vite) avec moins de personnel.

Les mêmes multinationales qui vantaient hier les talents « full-stack ninjas » engagent aujourd’hui des plans sociaux massifs et rationalisent les embauches. Entre fin 2022 et 2023, plus de 200 000 salariés tech ont été licenciés dans le monde (dont 95 000 aux USA). La période où les boîtes tech pouvaient embaucher massivement grâce à l’argent facile des taux zéro et financer des services gratuits est terminée. Ce modèle appartient désormais au passé.

Surtout, l’IA sert de prétexte idéal pour sabrer dans les postes débutants. Pourquoi recruter une flopée de junior devs pour du code de routine quand GitHub Copilot ou ChatGPT peuvent en faire une partie gratuitement ? Des entreprises comme Salesforce, Shopify ou encore Meta l’ont clamé ouvertement : désormais, leur croissance passera par du code automatisé plutôt que par des humains supplémentaires. Automatisation oblige, de nombreuses tâches autrefois confiées aux stagiaires et jeunes embauchés (tests, documentation, support niveau 1) sont désormais absorbées par des outils d’IA.

Le New York Times, entre autres, a bien révélé ce cercle vicieux, surnommé le “AI doom loop” (“boucle infernale de l'IA”) par des étudiants : les candidats envoient des CV générés à la chaîne via l’IA, qui sont ensuite triés puis rejetés en quelques secondes par d’autres IA côté recruteur. Quand l’algorithme de filtrage vous élimine avant même qu’un humain ait lu votre nom, difficile de percer… Bienvenue dans le recrutement 3.0, ubuesque et déshumanisé.

Pendant ce temps, les quelques heureux spécialistes de l’IA générative (les vrais, pas ceux que l'on voit se multiplier sur LinkedIn comme des bactéries après une reconversion-coup-de-tête de deux semaines) raflent la mise. Un ingénieur recruté par OpenAI ou Anthropic peut négocier un package stratosphérique – jusqu’à 600 000 $ annuels pour les meilleurs profils, selon le Wall Street Journal – là où l’ingénieur lambda reste sur la touche. Même des start-ups IA valorisées à plus d’un milliard (les unicorns) offrent couramment des salaires de $250k à leurs développeurs expérimentés.

Ce jeu de chaises musicales profite donc à une élite hyper-qualifiée, pendant que le gros des troupes observe, impuissant, l’ascenseur social se crasher. En outre, des experts ont constaté que les entreprises coupent jusqu'à 40% de leurs budgets ingénieurs au moment même où les promos de diplômés atteignent des niveaux record. Le mirage technologique s’est transformé en bascule de l’offre et la demande.

Le rêve de la Big Tech réservé à une élite

Pour beaucoup d’étudiants, la promesse initiale était claire : décrocher un job en or chez Google, Apple, Meta, Amazon ou Microsoft (les fameux GAFAM). Ces mastodontes avaient habitué les jeunes talents à des salaires d’embauche faramineux, gonflés aux stock-options, bonus et autres snacks gratuits.

Ces postes existent encore – mais ils sont devenus aussi rares qu’inaccessibles. La plupart des géants ont gelé leurs graduate programs. Chez Meta par exemple, on a embauché deux fois moins de jeunes diplômés en 2024 qu’en 2022. Microsoft a carrément suspendu son programme campus pendant la vague de licenciements.

Conséquence : la compétition est féroce pour intégrer la moindre équipe junior dans la tech. Et le soft power de ces employeurs vedettes agit comme un filtre impitoyable. Même avec un CV béton, les candidats découvrent que « le pipe dream vendu aux étudiants en informatique ne correspond plus du tout à la réalité d’un marché qui continue de privilégier le pedigree à la potentialité », analyse Bryan Driscoll pour Newsweek.

Le fameux adage du monde de la tech "No one ever got fired for bying IBM” ("Personne n'a jamais été licencié pour avoir acheté du IBM") s’applique désormais au recrutement : on préfère un profil déjà formaté (stages chez Amazon, MSc d’une grande école, etc.) qu’un jeune « à former ». Le malheur des uns fait le bonheur des autres : les employeurs non-tech (banques, industrie, défense…) profitent de ce vivier disponible pour recruter à moindre coût des codeurs brillants qu’ils n’auraient pas pu attirer il y a quelques années, comme le relève le DHI Group. La débrouille s’installe : tel diplômé de Stanford recalé de Google ira faire du quantitatif en finance, tel ingénieur IA au chômage rejoindra un labo auto pour bosser sur la voiture autonome.

Parlons argent. Le trou salarial entre l’oasis des Big Tech et le reste du monde ne fait qu’augmenter. Un jeune développeur embauché dans la crème des GAFAM touche couramment un package avoisinant les $180k–200k par an en sortie d’école (salaire, bonus et actions) – parfois plus. À l’inverse, le salaire médian d’un ingénieur informaticien débutant sur l’ensemble du secteur n’est que d’environ $105k. Et dans une PME classique, ou une ESN banale, le ticket d’entrée peut tomber sous les $80k.

Quant aux start-ups IA, elles ont deux visages : les mieux financées alignent les salaires sur la Big Tech pour recruter les stars de l’IA, mais la plupart des petites payent relativement moins (souvent en échange de stock-options au fort risque). Bref, la majorité des nouveaux diplômés réalisent que leur plan de carrière doré était calibré sur une minorité de postes VIP qui leur échappent presque systématiquement.

Salaires annuels médians approximatifs en informatique selon le type d’employeur (États-Unis). L’écart se creuse entre les géants de la tech (qui continuent d’offrir des rémunérations très élevées aux rares juniors qu’ils embauchent) et le reste du marché. Les start-ups IA bien dotées peuvent approcher le niveau des Big Tech pour attirer les meilleurs talents, mais la plupart des PME et employeurs hors Big Tech offrent des salaires nettement inférieurs. © Posthumain

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À cela s’ajoute le coût exorbitant de la formation. Étudier l’informatique en université américaine (les meilleures dans le domaine) coûte une petite fortune (souvent plus de $200k pour 4 ans dans une bonne fac), sans garantie de retour sur investissement. Les promos d’élèves se sont endettées en masse, persuadées de rembourser en quelques années grâce à un salaire tech à six chiffres – beaucoup déchantent. Même les bootcamps intensifs (formations accélérées privilégiant l’apprentissage par la pratique), présentés comme raccourcis vers l’emploi, affichent des frais de $10k à $20k pour quelques mois, avec des résultats très aléatoires.

Malgré les doutes, ce business des bootcamps continue de prospérer (près de 900 M$ de chiffre d’affaires en 2023, +10% sur un an), alimenté par l’angoisse de « rater » la vague IA. On voit ainsi éclore des formations éclairs en prompt engineering, vendues comme le sésame vers les postes d’AI whisperer bien payés. Hélas, la réalité est souvent moins glamour : peu de recruteurs cherchent de vrais « ingénieurs de prompt » dédiés, et la plupart de ces micro-compétences risquent elles-mêmes d’être automatisées à brève échéance.

Génération débrouille : ruses et plans B des codeurs en galère

Face à un rêve qui se dérobe, les jeunes diplômés en informatique refusent de rester les bras croisés. Une véritable culture de la débrouille émerge pour contourner la voie traditionnelle du CDI en Big Tech.

Plan B n°1 : se spécialiser à outrance.

Plutôt que de miser sur leurs seules connaissances généralistes acquises en fac, beaucoup enchaînent sur des certifications pointues (cloud AWS, cybersécurité, data science appliquée…) ou sur des projets open source ambitieux.

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