L’avenir de l’IA est-il biologique ?
Et si nos futures IA étaient vivantes ? Découvrez, avec celles et ceux qui les créent, comment le biocomputing promet l’intelligence d’un cerveau humain avec la consommation énergétique d’une ampoule.

Une startup suisse, FinalSpark, a créé la Neuroplatform, un ordinateur “vivant” constitué pour le moment de 16 mini-cerveaux humains cultivés en laboratoire. Cette machine hors norme, véritable Franken-computer, vise à transformer le calcul informatique en exploitant le pouvoir des neurones biologiques. Son objectif déclaré : rien de moins qu’ouvrir la voie à une intelligence artificielle générale (AGI) d’un nouveau genre, tout en divisant par des facteurs vertigineux la consommation d’énergie par rapport aux systèmes actuels.
Je vous propose un plongeon dans le monde audacieux du biocomputing – entre promesses flamboyantes, défis scientifiques, enjeux éthiques, et une question provocatrice en toile de fond : et si le futur de l'informatique passait par le vivant ?
Nous avons interrogé la Dre Ewelina Kurtys, chercheuse chez FinalSpark. Elle nous a, entre autres, expliqué comment fonctionne leur ordinateur vivant – et jusqu’où ils comptent aller avec cette technologie.
Sections de l'article :
- Un « ordinateur vivant » dopé aux neurones humains
- Intelligence organoïde : la fusion du cerveau et de la machine
- La course mondiale au biocomputing est lancée
- L’IA, ogresse énergétique : le biocomputing à la rescousse
- Interview avec la Dre Ewelina Kurtys (FinalSpark)
- Vers une révolution organique de la tech ?
Un « ordinateur vivant » dopé aux neurones humains
FinalSpark, basée à Vevey en Suisse, fait partie des pionniers qui prennent l’expression “cerveau électronique” au pied de la lettre. Sa Neuroplatform se présente comme un bioprocesseur expérimental composé de seize organoïdes cérébraux humains – en clair, seize mini-cerveaux cultivés à partir de cellules souches neuronales humaines.
Placés sur une puce multi-électrodes dans un milieu de culture spécial pour les maintenir en vie, ces organoïdes sont connectés à des capteurs et stimulateurs qui convertissent l’activité neuronale en informations numériques exploitables. FinalSpark a ainsi créé le premier laboratoire d’informatique organique accessible à distance (1) : des chercheurs du monde entier peuvent déjà se connecter via internet pour réaliser des expériences sur ces neurones vivants, sans quitter leur bureau. Un véritable ordinateur cloud à matière grise !

Pourquoi mêler neurones et silicium ? Pour tenter de surmonter les limites de nos machines actuelles. “L’un des plus grands avantages de l’informatique biologique est que les neurones traitent l’information avec beaucoup moins d’énergie que les ordinateurs numériques”, explique Ewelina Kurtys.
En effet, un neurone est extraordinairement plus économe qu’un transistor. FinalSpark avance même que son “ordinateur vivant” consomme jusqu’à un million de fois moins d’énergie qu’un CPU traditionnel pour des tâches de calcul comparables (2).
Cette différence presque inconcevable s’appuie sur une réalité physique : là où un cerveau humain fonctionne avec l'équivalent de la consommation énergétique d'une petite ampoule de 20 watts, un réseau de neurones artificiel classique a besoin de 8 000 000 watts pour un résultat équivalent. L’analogie parle d’elle-même : simuler toute l’activité d’un cerveau avec des ordinateurs actuels demanderait l’énergie d’une centrale nucléaire, quand notre matière grise se contente d’une ampoule de frigo.
Mais FinalSpark ne compte pas seulement économiser des kilowatts : la startup vise également des capacités inédites de calcul. Les organoïdes utilisés – de petites sphères d’environ 0,5 mm contenant ~10 000 neurones chacun – possèdent intrinsèquement des facultés d’auto-organisation et d’apprentissage que les puces de silicium n’atteignent pas. “Ce sont des entités vivantes qui évoluent”, soulignait à BioAlps (2) Fred Jordan, co-fondateur et PDG de FinalSpark.
L’équipe a mis au point des protocoles dignes d’un dressage neuronal : “Nous utilisons des neurotransmetteurs comme la dopamine pour récompenser les circuits quand ils produisent le résultat voulu”, explique Jordan à BioAlps. Concrètement, FinalSpark inonde ses mini-cerveaux de micro-doses de dopamine – libérée à la demande par un stimulus lumineux – pour “féliciter” biologiquement l’organoïde lorsqu’il accomplit l’action souhaitée.
À l’inverse, un signal chaotique sert de punition lorsque la réponse n’est pas celle attendue. Ce système de récompense/punition biochimique, inspiré du conditionnement, a déjà permis d’apprendre à ces neurones en cuve des réponses simples. Par exemple, le processeur vivant de FinalSpark peut d’ores et déjà stocker 1 bit d’information et réaliser une action binaire (émettre un signal après un certain stimulus). Certes, on est encore loin d’un CPU multicœur – reconnaît la startup – mais ces premières lueurs d’intelligence organique prouvent que le voyage a commencé.
FinalSpark entend désormais scaler sa technologie pour déverrouiller tout le potentiel du vivant. L’entreprise prévoit un réseau de bio-cloud computing mondial d’ici 8 ans : une fédération de bioprocesseurs interconnectés, offrant une puissance de calcul colossale pour une empreinte énergétique dérisoire.
“L'histoire du transistor nous rappelle que les innovations technologiques peuvent dépasser de loin les attentes initiales. En 1947, lorsque le premier transistor a été inventé, personne n'imaginait qu'il deviendrait le fondement de l'ère numérique, permettant de produire des appareils tels que les smartphones”, plaide Jordan, suggérant que ces neurones sur puce pourraient un jour bouleverser l’informatique tout autant. L’ambition ultime, à peine voilée, est de s’approcher d’une AGI (5) – une IA générale capable de rivaliser avec le cerveau humain.
« Nos cerveaux sur puce sont la meilleure preuve que des groupements de neurones pourront, un jour, atteindre une intelligence générale »
– affirme à Posthumain Ewelina Kurtys, illustrant l’ambition de FinalSpark face au défi de l’AGI.
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Provocateur ? Sans aucun doute. Mais pas insensé à l’heure où l’IA moderne patine dès qu’il s’agit de sortir de tâches étroites. Après tout, quoi de plus généraliste et adaptable que le cerveau biologique, produit de millions d’années d’évolution ?FinalSpark parie que l’avenir de l’IA se trouve dans la boîte crânienne – ou plus exactement, dans des équivalents miniatures cultivés en laboratoire.
Bien sûr, cette approche soulève aussi son lot de défis. Sur le plan technique d’abord, il a fallu apprendre à garder en vie ces neurones in vitro. “Au début, les cellules ne survivaient que quelques heures”, confie Fred Jordan à BioAlps. Aujourd’hui, grâce aux perfectionnements de la bio-ingénierie, “les neurones peuvent vivre jusqu’à trois mois en conditions actives, et plusieurs années au repos”.
La gestion de ces cultures vivantes impose de nouveaux impératifs : apporter nutriments et oxygène en continu, évacuer les déchets, maintenir une température constante, éviter toute contamination… un bioprocesseur, ça se nourrit et ça respire presque comme un animal de compagnie ! Pour l’heure, FinalSpark limite le nombre d’utilisateurs de sa plateforme (quelques dizaines d’institutions triées sur le volet) afin de maîtriser cette logistique du vivant.
Autre défi : communiquer efficacement avec ces réseaux de neurones biologiques. Stimuler et lire des signaux électriques élémentaires, FinalSpark sait faire. Mais programmer un cerveau organique reste terra incognita – à mille lieues des langages binaires classiques.
Enfin, impossible d’ignorer les questions éthiques que soulève un tel ordinateur vivant. Utiliser des neurones humains comme unité de calcul, est-ce bien anodin ? Si ces systèmes montent en complexité, pourraient-ils développer une forme de sentience ou de conscience ? Devra-t-on un jour accorder des droits aux ordinateurs biologiques trop intelligents ?
Pour l’instant, ces débats relèvent de la science-fiction – les mini-cerveaux actuels sont trop rudimentaires pour frôler la conscience. Mais l’inquiétude philosophique est bel et bien présente. L’idée même d’un “cerveau dans une cuve” n’est plus un fantasme : les scientifiques ont désormais littéralement à portée de main un petit “cerveau dans un bocal”, ce dont les philosophes rêvaient depuis des décennies.
De quoi faire frémir… ou rêver, c’est selon. Fred Jordan, lui, assume le côté organique et dérangeant de l’entreprise, rappelant à Techopedia “qu'il s'agit de systèmes vivants similaires à d'autres applications biotechnologiques - par exemple, nous utilisons des organismes vivants pour fabriquer de la bière”.
Intelligence organoïde : la fusion du cerveau et de la machine
L’initiative de FinalSpark s’inscrit dans un mouvement scientifique plus vaste, baptisé “Organoid Intelligence” (OI), soit Intelligence organoïde. Derrière ce terme, l’idée est de combiner des cellules de cerveau humain avec des systèmes informatiques pour créer une nouvelle forme d’informatique biologique.
En février 2023, une équipe internationale menée par des chercheurs de Johns Hopkins University (États-Unis) a publié un article fondateur définissant cette vision (3). Leur constat motivateur : nous atteignons les limites physiques des “ordinateurs au silicium”.
En effet, on ne peut indéfiniment miniaturiser les transistors ni augmenter la densité des puces sans rencontrer des barrières de dissipation de chaleur, de fiabilité ou de coûts. Par contraste, “le cerveau fonctionne complètement différemment. Il a environ 100 milliards de neurones connectés par plus de 10^15 synapses. C’est une puissance énorme comparée à notre technologie actuelle”, souligne dans un communiqué le professeur Thomas Hartung, co-auteur de l’étude.
Autrement dit, la nature a déjà résolu des problèmes de calcul que nos ordinateurs peinent à aborder : nos cerveaux traitent l’information de façon massivement parallèle, s’adaptent en permanence, apprennent continuellement, et tout cela en consommant une énergie dérisoire.
Les défenseurs de l’intelligence organoïde rappellent quelques chiffres édifiants. Par exemple, en 2013 le quatrième supercalculateur le plus puissant du monde a mis 40 minutes à simuler une seconde de l’activité de 1 % d’un cerveau humain. Et aujourd’hui, le supercalculateur exascale Frontier (États-Unis, 2022) consomme 21 mégawatts pour délivrer une performance d’environ 1 exaFLOP… soit à peu près l’estimation de la puissance de calcul du cerveau humain, qui lui n’emploie que 20 watts.
L’avantage du biologique sur le silicium en efficacité énergétique dépasse le facteur ×1 000 000 ! Un simple poisson-zèbre de quelques millimètres naviguant dans son aquarium utilise 0,1 microwatt pour chasser sa proie, quand nos meilleures IA consomment des millions de fois plus pour des tâches bien plus étroites. Ces comparaisons un peu provocantes montrent le potentiel titanesque d’un mariage entre l’IA et les neurones biologiques.
“Si l’on observe l’efficacité du cerveau humain pour apprendre, il est tentant de modéliser cela afin d’obtenir un système plus rapide et plus efficient que les ordinateurs actuels”, résume Lena Smirnova, neuroscientifique à la Johns Hopkins University. L’ambition de l’OI est donc de “tirer parti de la puissance du système biologique pour faire avancer l’informatique”, tout en explorant des retombées en sciences du vivant et en médecine.
Concrètement, l’OI vise à cultiver des organoïdes cérébraux de plus en plus complexes, possédant les cellules et gènes clés pour l’apprentissage, puis à les connecter à des interfaces électroniques de nouvelle génération. Des micro-électrodes 3D à haute densité, des perfuseurs microfluidiques apportant nutriments et signaux chimiques, des dispositifs de stimulation et lecture en temps réel… Autant de briques technologiques nécessaires pour dialoguer avec ces cerveaux miniatures.
L’objectif à long terme ? Créer des bio-ordinateurs capables de résoudre des problèmes plus vite et avec moins de données que les IA classiques. “Nous envisageons des interfaces complexes en réseau, où des organoïdes cérébraux seraient connectés à des capteurs du monde réel, à des périphériques de sortie et même entre eux, le tout entraîné via du biofeedback et du machine learning”, expliquent les auteurs de l'étude précédemment citée (3).
Sur le plan pratique, de telles machines pourraient prendre des décisions plus rapides, apprendre en continu pendant qu’elles exécutent une tâche, et stocker bien plus d’informations que nos puces actuelles. En toile de fond, l’OI pourrait aussi servir la recherche biomédicale en offrant de nouveaux modèles pour étudier les maladies neurologiques ou tester des médicaments sur des “mini-cerveaux” plutôt que sur des animaux.
Si cela ressemble encore à de la science-fiction, les premières preuves de concept émergent déjà. En 2022, des scientifiques de Melbourne ont fait sensation en apprenant à un amas de 800 000 neurones humains à jouer au jeu Pong en 5 minutes (6). Ce projet, nommé DishBrain (par la startup australienne Cortical Labs) a montré que des neurones en culture pouvaient s’auto-organiser et adopter un comportement dirigé vers un but, grâce à des retours en temps réel.
Mieux : dans certaines expériences, ces réseaux biologiques se sont révélés plus efficaces que l’algorithme de deep reinforcement learning (deep RL) classique pour apprendre le jeu (7), utilisant beaucoup moins d’essais pour s’améliorer. DishBrain a fait l’objet d’une publication phare dans la revue Neuron en 2022, établissant un lien entre l’apprentissage observé et la théorie neuroscientifique du Free Energy Principle de Karl Friston. Le célèbre neuroscientifique britannique, enthousiasmé, a salué en DishBrain “l’aboutissement de décennies d’innovations théoriques et biophysiques”, offrant enfin aux chercheurs “un petit cerveau dans une cuve” pour mener des expériences autrefois impossibles.
En 2023, c’est un “ordinateur cyborg” associant organoïde humain et puce électronique qui a franchi un cap. Surnommé Brainoware, ce système conçu à l’Université d’Indiana combine un mini-cerveau de la taille d’un grain de sable monté sur une puce neuromorphique (8).
Exploité comme un “reservoir computer” (un réseau non entraîné dont on lit les états internes pour le machine learning), Brainoware a été testé sur des tâches de reconnaissance vocale et de prédiction de fonctions mathématiques. Le résultat ? Ce bio-hybride surpasse les performances des réseaux de neurones artificiels sur certains tests de machine learning, selon les chercheurs.
Les détails, publiés dans Nature Electronics fin 2023, confirment que ce couplage du vivant et du silicium peut apprendre sans supervision et résoudre des problèmes que seules des IA complexes traitaient jusque-là. En somme, l'ordinateur biologique commence à prendre forme : ce qui prenait des gigawatts et des salles de serveurs pourrait demain tenir dans une boîte de Pétri augmentée de quelques électrodes.
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La course mondiale au biocomputing est lancée
L’ère du biocomputing ne fait que débuter, mais elle attire déjà des innovateurs aux quatre coins du globe. FinalSpark n’est pas seule dans la course. On compte actuellement trois startups à travers le monde s’efforçant de transformer des cellules nerveuses en processeurs : FinalSpark en Suisse, une en Australie et une aux États-Unis (6, 7).
En Australie, justement, Cortical Labs s’est illustrée en 2022 avec DishBrain, et vient de commercialiser en 2025 le premier biordinateur prêt à l’emploi du marché. Son produit, le CL1, est un boîtier contenant 800 000 neurones humains reprogrammés (issus de cellules de peau ou de sang de donneurs) intégrés sur une puce. Vendu 35 000 $ l’unité (ou 20 000 $ par lot de 30 en baie serveur), le CL1 se destine aux labos pharmaceutiques, aux centres de recherche en neurosciences et aux entreprises techno curieuses d’expérimenter cette “boîte blanche” révolutionnaire.
Karl Friston lui-même décrit dans un article d'IEEE Spectrum le CL1 comme “le premier ordinateur biomimétique disponible dans le commerce, l’ultime étape du neuromorphic computing utilisant de vrais neurones”. C’est dire si la communauté scientifique suit l’affaire de près.
Cortical Labs assume une approche très pragmatique : plutôt qu’une quête immédiate d’AGI, la startup voit son CL1 comme un outil de recherche inédit. “Le véritable cadeau de cette technologie n’est pas pour l’informatique en soi, c’est une plateforme expérimentale qui permet aux scientifiques de faire des expériences sur un petit cerveau synthétique”, souligne Friston. De fait, les premiers clients de CL1 l’utilisent pour étudier comment des neurones apprennent, comment ils réagissent à des stimuli ou à des médicaments en temps réel.
Champ d’application prometteur : la recherche de traitements neurologiques. Brett Kagan, directeur scientifique de Cortical Labs, note que les médicaments en psychiatrie échouent souvent en essais cliniques, en partie faute de modèles précliniques fidèles au cerveau humain. “Il fallait un dispositif comme le nôtre pour tester ces modèles”, explique Kagan également à IEEE Spectrum. Par exemple, sur un modèle d’épilepsie in vitro, le CL1 a montré qu’en ajoutant un antiépileptique, des neurones auparavant incapables d’apprendre pouvaient soudain réapprendre et améliorer nettement leurs performances. Preuve de concept que ce bio-ordinateur peut servir à simuler des pathologies et tester des thérapies, avec une fidélité impossible à obtenir sur silicium.
Sur le front de la puissance pure, Cortical Labs avance méthodiquement. Le CL1 n’est qu’un début : par rapport au prototype DishBrain, il intègre une système de support de vie embarqué (nutriments, température, etc.), multiplie par 7 le nombre d’entrées-sorties (59 E/S contre 8) et réduit la latence de stimulation à moins d’1 milliseconde. Et la beauté du vivant, c’est qu’il scale tout seul : “Il nous a coûté très cher de cultiver 100 000 neurones, mais à peine plus pour en faire 1 million, et pas beaucoup plus pour 100 millions – car la biologie croît de façon exponentielle”, explique Kagan. Là où fabriquer des puces avec 10× plus de transistors coûte des reins, cultiver dix fois plus de neurones revient essentiellement à leur donner un peu plus de nourriture et d’espace.
Cortical Labs vise donc des dispositifs à plusieurs centaines de millions de neurones dans un futur proche, tout en restant prudent : au-delà du milliard, reconnaît Kagan, on se heurte à d’autres défis d’ingénierie (même la biologie a ses limites, comme en témoignent les difficultés de produire de la “viande cultivée” à l’échelle industrielle).
Néanmoins, l’échelle du million est déjà franchie et l’entreprise, comptant une vingtaine d'employés, est confortée par le soutien d’investisseurs de poids : elle a levé plus de 11 millions de dollars auprès de fonds tels que Horizons Ventures (le VC du magnat Li Ka-shing), Blackbird Ventures, et même In-Q-Tel, le fonds d’investissement de… la CIA. Oui, même les renseignements américains parient sur les neurones en bocal pour doper les machines de demain. Quand l’argent “intelligent” s’en mêle, on peut parier que la course va s’accélérer : startups biotech, labos publics et géants de la tech pourraient vite se livrer une bataille féroce pour dominer ce nouveau territoire.
Du côté des États-Unis, d’autres acteurs explorent des voies différentes. La startup Koniku (Californie) par exemple, fondée par le Nigérian Oshiorenoya Agabi, fusionne des neurones vivants (provenant de cellules souches de souris) sur des puces spécialisées pour créer des capteurs bio-électroniques capables de “sentir” des odeurs explosives ou pathogènes avec une sensibilité inédite. Son dispositif Konikore a attiré l’attention d’Airbus et d’investisseurs en sécurité en promettant des drones renifleurs d’explosifs à longue distance. Bien que plus orienté “nez électronique” que calcul intensif pour le moment, Koniku illustre elle aussi l’éventail des possibles offert par l’hybridation du vivant et du digital.
Parallèlement, des consortiums académiques se forment : l’Union européenne finance des projets de “bio-intelligence” dans le cadre de ses programmes futurs et émergents, tandis qu’aux États-Unis les NIH et NSF commencent à soutenir des recherches sur les interfaces organoïdes-IA. Une véritable communauté OI est en train de naître, mêlant ingénieurs en électronique, biologistes cellulaires, neuroscientifiques, éthiciens, etc. – tous conscients d’ouvrir ensemble une page vierge de l’histoire technologique.
Dans cet écosystème balbutiant, la coopération cohabite avec la compétition : FinalSpark, par exemple, offre un accès gratuit de recherche à plusieurs universités partenaires pour co-inventer les protocoles de demain, tandis que les auteurs du manifeste OI prônent un “embedded ethics”, une éthique intégrée dès le départ dans les travaux, avec des échanges transparents entre scientifiques, juristes et société civile. En même temps, chacun affûte ses armes – brevets, levées de fonds, communication audacieuse – pour se positionner comme leader de cette possible révolution bio-digitale.
L’IA, ogresse énergétique : le biocomputing à la rescousse
Si ces “cerveaux sur puces” suscitent aujourd'hui autant d’intérêt (et d’investissements), c’est qu’ils pourraient répondre à l’un des talons d’Achille de l’intelligence artificielle moderne : sa faim d’énergie insatiable. Depuis quelques années, la consommation énergétique de l’IA explose littéralement. En 2022, les data centers dédiés à l’IA (et aux cryptos) ont englouti environ 460 TWh d’électricité, soit près de 2 % de la consommation mondiale – l’équivalent de toute l’électricité consommée en France cette année-là. Et la tendance s’aggrave : l’Agence Internationale de l’Énergie estime qu’entre 2022 et 2026, l’augmentation de la demande électrique liée aux centres de données, à l’IA et aux cryptomonnaies pourrait atteindre la consommation annuelle d’un pays comme la Suède ou l’Allemagne.
Dans le même temps, l’usage de services IA grand public s’envole. Chaque requête sur ChatGPT consommerait 10 fois plus d’électricité qu’une recherche Google classique. L’empreinte carbone d’une session intense de chatbot n’est plus anecdotique, multipliée par des millions d’utilisateurs. Quant à l’entraînement des grands modèles, il avale des ressources colossales : par exemple, former le modèle GPT-3 avait déjà nécessité environ 78 000 kWh d’électricité (≈78 MWh), soit autant que 215 ans de lessive quotidienne en machine à laver !
Ce seul entraînement aurait émis plus de 550 tonnes de CO₂ dans l’atmosphère. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : en réalité, 70 à 80% de l’énergie totale d’une IA est consommée après coup, pendant son utilisation (inférence) pour répondre aux requêtes des usagers. En effet, plus on utilise ces IA, plus leur coût énergétique cumulé devient énorme.
Face à cette bombe énergétique, l’argument green du biocomputing tombe à point nommé. Des neurones qui crépitent plutôt que des GPU qui chauffent, cela pourrait changer la donne en matière d’empreinte carbone du numérique. L'utilisation de neurones vivants a une empreinte carbone largement inférieure aux puces. Une IA organique pourrait permettre de poursuivre les progrès technologiques sans faire exploser les émissions de gaz à effet de serre.
FinalSpark et consorts promettent des datacenters vivants consommant des milliwatts là où nos machines consomment des mégawatts : un facteur 10^6 potentiellement à la clé. Pour illustrer, la plateforme de FinalSpark, avec ses 16 organoïdes, tient dans un coin de laboratoire et vise quelques watts de consommation.
De même, Cortical Labs affiche fièrement les chiffres : une baie de 30 CL1 (24 millions de neurones au total) consomme à peine 1 kW – “850 à 1000 W” mesurés – là où un cluster IA classique de performance équivalente aurait besoin de “dizaines de kilowatts”. Autrement dit, on passerait de la climatisation industrielle au simple ventilateur de PC pour exécuter des tâches aujourd’hui très énergivores.
Un graphique comparatif illustre ci-dessous l’écart de puissance requis entre un système d’IA classique et un prototype biocomputing pour un même niveau de calcul :

Bien sûr, ces promesses d’IA verte devront se confirmer à mesure que la technologie biocomputing montera en puissance. Actuellement, le score énergétique réel des prototypes est difficile à comparer aux machines classiques sur des applications utiles – puisque ces bio-ordinateurs en sont à leurs premiers pas. Mais l’ordre de grandeur joué en leur faveur est tel qu’il suscite un intérêt croissant des industriels soucieux de durabilité.
Dans une époque où les géants du numérique cherchent à verdir leurs opérations (Meta vient par exemple d’annoncer vouloir alimenter ses serveurs IA avec du nucléaire pour réduire les émissions), la perspective de calculateurs organiques ultra-efficaces pourrait devenir un argument commercial majeur.
Imaginer que le prochain chatbot planétaire tourne sur quelques mL de neurones en culture plutôt que sur des fermes entières de GPU est séduisant – et des investisseurs ESG (environnementaux, sociaux et gouvernementaux) commencent à tendre l’oreille. Le biocomputing se pose ainsi comme une piste pour désamorcer le gouffre énergétique de l’IA, sans freiner l’innovation. Reste à savoir si la science tiendra toutes ces promesses ou si des obstacles imprévus viendront tempérer l’enthousiasme.
L’avenir seul pourra nous dire si nos ordinateurs de 2030 seront peuplés de neurones plutôt que de transistors.
Entre les labos qui connectent des cerveaux miniatures à des algorithmes, les startups qui suscitent autant d’espoir que d’incrédulité, et les courbes d’investissement qui s’affolent, on assiste peut-être aux prémices d’un changement de paradigme. Comme toujours en innovation de rupture, les questions abondent. Pour y répondre, qui de mieux placée qu’une des protagonistes de cette aventure ?
Interview avec la Dre Ewelina Kurtys (FinalSpark)
Chez FinalSpark, la Dre Ewelina Kurtys est aux premières loges d’un virage qui pourrait tout changer. Chercheuse en neuro-ingénierie, elle participe à la conception de cet ordinateur vivant.
Pour mieux comprendre jusqu’où ils comptent aller — on lui a posé 10 questions sur les coulisses techniques, les ambitions à long terme, les dérives possibles… et ce que ça veut dire, concrètement, de brancher un cerveau sur Internet.
1) Protocole d’apprentissage : Comment entraîne-t-on concrètement un réseau de neurones vivants ? Quelles stimulations et récompenses utilisez-vous pour qu’un organoïde “comprenne” la tâche à accomplir, et comment mesurez-vous sa progression ?
« Nous stimulons les neurones à l’aide de signaux électriques et chimiques (dopamine ou sérotonine – nous cherchons à augmenter le nombre d’options).
Nous mesurons l’activité électrique des neurones, ce qui peut se faire de plusieurs manières. Le plus souvent, nous mesurons :
– les spike trains (l’occurrence de l'activité/impulsion),
– la forme des spikes (la forme complète de chaque impulsion). »

2) Limites actuelles : Aujourd’hui, votre Neuroplatform ne stocke qu’1 bit et réalise des actions très basiques. Quelles sont les principales limitations techniques que vous rencontrez (stabilité des signaux, bruit neuronal, durée de vie…) et comment envisagez-vous de les surmonter ?
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« La stabilité du signal.
Avec notre Neuroplatform active 24h/24 et 7j/7, nous pouvons exécuter de longues expériences. Une grande partie de notre travail repose sur des essais-erreurs.
Nous testons différents protocoles de stimulation électrique et des boucles de rétroaction avec des signaux chimiques. »
3) Roadmap technique : À quoi ressemblera votre prochain prototype ? Prévoyez-vous d’augmenter drastiquement le nombre de neurones, d’améliorer les interfaces électrodes, d’ajouter de nouvelles molécules de “récompense” ? Quels jalons technologiques visez-vous dans les 5 prochaines années ?
« Nous prévoyons tout cela. Pour les deux à trois prochaines années, le principal défi est l’apprentissage in vitro.
Nous voulons être capables d’exécuter des algorithmes simples, afin de montrer une relation significative entre les entrées que nous envoyons et les sorties que nous recevons des neurones. »
4) Ambition AGI : FinalSpark évoque un rapprochement vers l’IA générale. Pensez-vous réellement qu’un bioprocesseur pourra un jour rivaliser avec le cerveau humain en matière d’intelligence et de polyvalence ?
« Nos cerveaux sur puce sont le meilleur exemple que des groupements de neurones pourront atteindre un jour une intelligence générale ».
5) Usages envisagés : Quelles applications concrètes voyez-vous pour vos bioprocesseurs dans l’industrie ou la société ? Remplacer des data centers énergivores ? Équiper des robots autonomes pour qu’ils apprennent en temps réel ? Servir de modèles biologiques pour la recherche médicale ?
« Nous envisageons de construire des bioserveurs, qui seront disponibles pour un calcul à faible coût, de la même manière que les services cloud aujourd’hui.
Nous pensons que l’impact le plus important concernera les économies d’énergie. »
6) Éthique et régulation : Utiliser des neurones humains comme unités de calcul soulève des questions sensibles. Comment abordez-vous l’éthique de vos travaux ? Avez-vous un comité éthique dédié ?
« Nous promouvons activement ce sujet auprès des philosophes, pour les encourager à étudier les questions éthiques liées à notre travail. »
7) Source des neurones : D’où proviennent les cellules utilisées pour créer vos organoïdes ? S’agit-il de cellules souches reprogrammées de donneurs adultes ? Avez-vous besoin d’une diversité génétique (par ex. neurones de différentes origines) pour vos expériences ?
« Nous utilisons des cellules iPSC, dérivées de peau humaine.
Aucune diversité n’est nécessaire à ce stade du développement. Nous pourrions envisager cela à l’avenir. »
8) Fiabilité et maintenance : Comment gérez-vous la variabilité biologique d’un lot à l’autre ? La maintenance (nutriments, propreté) n’est-elle pas un frein à l’échelle ?
« Nous testons différentes approches pour stabiliser leur comportement dans la durée. »
9) Collaboration vs compétition : Vous êtes l’une des rares startups sur ce créneau, face à d’autres comme Cortical Labs. Est-ce une course pour être le premier à effectuer une percée, ou bien collaborez-vous (échanges de publications, standardisation) pour faire émerger plus vite le domaine du biocomputing ?
« Nous pensons que la collaboration est essentielle pour faire émerger ce domaine. »
10) Vision à long terme : Si on se projette dans 10 ou 20 ans, à quoi pourrait ressembler un ordinateur biologique grand public selon vous ? Imaginons-nous des PC organiques sur chaque bureau ? Ou plutôt des centres de calcul bio dans le cloud, accessibles via Internet ? Quels seraient les signes que “l’informatique biologique” est devenue une réalité courante dans nos vies ?
« Selon nous, les bioserveurs, accessibles via Internet comme les services cloud actuels, seront le format dominant. »
Vers une révolution organique de la tech ?
Alors, l’avenir de l’informatique sera-t-il biologique ? À l’heure qu’il est, la prudence impose de répondre : peut-être, en partie. Le chemin à parcourir avant de détrôner le silicium est encore long et semé d’embûches.
Néanmoins, les progrès fulgurants de ces deux dernières années – entre mini-cerveaux joueurs de Pong, bio-puces auto-apprenantes et startups connectant des neurones vivants en réseau – ont fait passer le biocomputing du stade de curiosité de laboratoire à celui de secteur émergent à surveiller de très près.
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On reprend. 👇
Les défis sont à la hauteur des espoirs : stabiliser le vivant, maîtriser son imprévisibilité, inventer de nouveaux outils mathématiques pour l’exploiter, et le faire sans déraper dans des zones éthiques floues. Mais si ces obstacles sont levés un à un, les récompenses pourraient être extraordinaires. Imaginez des IA aussi intelligentes que le cerveau humain, fonctionnant avec l’énergie d’une LED, capables d’apprendre en continu et de s’adapter à l’inconnu comme un organisme vivant…
Ce cocktail autrefois utopique, mêlant science des données et science de la vie, commence à prendre forme. L’informatique organique pourrait bien devenir la prochaine grande révolution technologique, aussi profonde que l’avènement du transistor ou de l’ordinateur quantique.
Alors que des électrodes baignent déjà dans de la gelée neuronale, une question stimulante et vertigineuse émerge : et si nos futures machines pensantes étaient réellement vivantes ?
Sources :
1) FinalSpark – “FinalSpark Launches the First Remote Research Platform Using Human Neurons for Biocomputing”
16 organoïdes cérébraux accessibles en ligne 24/7 ; ces « bioprocesseurs » capables d’apprentissage consomment jusqu’à un million de fois moins d’énergie que les processeurs classiques. (businesswire.com)
2) BioAlps – “FinalSpark’s Neuroplatform: the era of organic computing has begun!” (bioalps.org)
3) Frontiers in Science – “Organoid intelligence (OI): the new frontier in biocomputing and intelligence-in-a-dish”
L’intelligence organoïde (OI) désigne un nouveau champ pluridisciplinaire exploitant des organoïdes cérébraux humains comme bio-ordinateurs. Ces systèmes pourraient égaler la puissance de calcul des meilleurs ordinateurs tout en ne consommant qu’une fraction de leur énergie. (frontiersin.org)
4) IEEE Spectrum – “Organoid Intelligence: Computing on the Brain”
L’OI propose d’utiliser de minuscules organoïdes de cerveau pour le calcul et la recherche pharmaceutique. Objectif : des systèmes neurobiologiques capables d’apprendre avec bien moins de données qu’un réseau de neurones classique, et avec une dépense énergétique drastiquement réduite par rapport au silicium. (spectrum.ieee.org)
5) Polytechnique Insights – “Biocomputing : les promesses de l’ordinateur biologique”
Les « mini-cerveaux » (organoïdes cérébraux 3D) pourraient déclencher la prochaine révolution informatique. (polytechnique-insights.com)
6) UCL et Cortical Labs (communiqué) – “Human brain cells in a dish learn to play Pong”
800 000 neurones cultivés in vitro (DishBrain) ont appris à jouer à Pong – première démonstration de neurones en culture accomplissant une tâche dirigée. (ucl.ac.uk)
7) Neuron (Kagan et al., 2022) – “In vitro neurons learn and exhibit sentience when embodied in a simulated game-world”
Des neurones sur puce incarnés dans un jeu vidéo ont montré des signes d’apprentissage adaptatif : grâce à des stimulations électriques structurées, le réseau DishBrain s’est configuré pour renvoyer la balle dans Pong, suggérant une forme de sentience émergente en culture cellulaire. (sciencedirect.com)
8) Nature Electronics (Hongwei Cai al., 2023) – “Brain organoid reservoir computing for artificial intelligence”
Des organoïdes cérébraux connectés à une microélectrode à haute densité (MEA) ont été utilisés comme réservoir calculant en mode reservoir computing. Baptisé Brainoware, ce système a pu traiter une reconnaissance vocale et résoudre des équations non linéaires en mode non supervisé via stimulation spatiotemporelle. (nature.com)
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